Lu sur internet, cet article du monde
23 février 2010, Le Monde, l'Europe doit réguler la finance, par Sylvie Goulard
Catastrophe globale, conséquences locales. La crise financière a frappé des millions de salariés, de contribuables et d'entreprises. Des questions longtemps réservées aux experts appellent désormais des choix politiques, sous le regard des citoyens. D'où l'idée de ce bilan, destiné à expliquer quelles leçons l'Union européenne tire de la crise et quels sont les enjeux à long terme.
S'il est impossible d'éliminer entièrement le risque de crise, encore peut-on le réduire et apprendre à l'affronter. Comme en médecine, l'idéal est de prévenir plutôt que de guérir. Une supervision efficace consiste d'abord à fixer des règles "d'hygiène de vie", en élevant par exemple la transparence des marchés ou les fonds propres des banques. Elle requiert ensuite un contrôle permanent de leur respect, en tenant compte du contexte économique. Enfin, il est vital d'empêcher une contamination générale (risque systémique).
La thérapie doit être adaptée au mal. Les financiers sont la cible de critiques compréhensibles de la part des opinions publiques. Ils doivent assumer leurs responsabilités passées et futures. Au législateur, toutefois, de trouver la juste mesure afin d'éliminer la pathologie sans tuer le malade : le but est d'encadrer l'activité financière, non de l'entraver, car la croissance dépend de la capacité du secteur financier à lever des capitaux et à les allouer avec discernement. Une régulation équilibrée s'inscrit dans la tradition européenne. C'est plutôt "l'autorégulation" prônée par la Commission Barroso 1 qui s'en écartait. Que nous faudra-t-il de plus que cette crise pour concevoir enfin une supervision européenne digne de ce nom ? Depuis 2000, et de manière répétée, le Parlement européen l'a réclamée, notamment pour les groupes bancaires, les compagnies d'assurances et les marchés dont l'activité dépasse le cadre national. Trois comités techniques aux pouvoirs restreints, éparpillés entre Londres (pour la supervision bancaire), Paris (pour les marchés) et Francfort (pour les assurances) ont fait ce qu'ils ont pu, en liaison avec des superviseurs nationaux plus ou moins coopératifs.
Plusieurs directives sectorielles, sur la solvabilité des assurances par exemple, ou les capitaux propres des banques, ont été adoptées mais la supervision européenne est restée embryonnaire. Au G20, les chefs d'Etat et de gouvernement ont pris des engagements dont la mise en oeuvre exige l'intervention du pouvoir législatif. En Europe, le Parlement européen et le Conseil sont colégislateurs, sur la base d'initiatives prises par la Commission.
A cet égard, des propositions sont en cours d'examen. Fin 2008, soudain conscient de la gravité de la situation, José Manuel Barroso a confié à un groupe d'experts, présidé par Jacques de Larosière, le soin de lui faire des propositions. Leurs recommandations - qui constituent déjà un compromis - ont inspiré le projet soumis par la Commission au Parlement européen et au Conseil. Un Comité européen du risque systémique (CERS) est créé, responsable de l'analyse macroéconomique, placé sous les auspices de la Banque centrale européenne (BCE), ainsi que trois autorités respectivement chargées des banques, des assurances et des marchés.
Des députés issus des quatre principaux groupes politiques en sont rapporteurs : José Maria Garcia-Margallo y Marfil (Parti populaire européen (PPE)-Espagne) pour l'autorité banques, Peter Skinner (travailliste-RU), pour l'autorité assurances, Sven Giegold (Verts-Allemagne) pour l'autorité marchés et moi-même (libéraux ALDE) pour le CERS. Ce travail d'équipe peut surprendre un observateur non averti, mais, au Parlement européen, les majorités se construisent à la force du poignet. Sur l'essentiel, les rapporteurs sont d'accord : créer une supervision efficace, européenne.
Le premier objectif est de donner au CERS et aux autorités une stature globale. Si l'UE se dote de structures d'excellence, elle pourra peser, au G20 et dans les débats mondiaux, afin d'éviter des "arbitrages règlementaires" à son détriment. Cette expression pudique cache la menace de nombreux professionnels de délocaliser leur activité dans des pays moins exigeants, hors UE. Le danger doit être pris au sérieux, mais la puissance publique ne peut renoncer à protéger les investisseurs et les épargnants. Une approche offensive, visant à tirer le reste du monde vers nos exigences, est préférable.
Dans un débat où Barack Obama n'hésite pas à s'impliquer lui-même, la voix européenne doit être forte. C'est pourquoi le rapport parlementaire sur le CERS propose, comme M. Larosière, que le président de la BCE en soit le président. En contrepartie, la responsabilité du CERS devant le Parlement doit être accrue et les organes de décision ouverts à des personnalités indépendantes, aux expériences diverses. Si la confidentialité des débats au CERS appelle des précautions, il est impensable de confier aux seuls banquiers centraux et superviseurs nationaux le soin de décider en vase clos, sans tirer la leçon de leurs défaillances.
Un comité scientifique d'excellence, pluridisciplinaire, est également proposé pour élargir le champ de l'analyse. Les autorités et le CERS sont invités à recruter les meilleurs spécialistes. La désignation des présidents des autorités est soumise à un contrôle parlementaire exigeant.
Le deuxième objectif est d'accroître la cohérence entre les différents acteurs européens : le rapport propose de mettre en réseau, dans un système européen de superviseurs, le niveau national de supervision (dans les vingt-sept pays) et le niveau européen (le CERS et les trois autorités). Sans créer de lien juridique ou hiérarchique entre eux, le principe d'une coopération loyale est affirmé. C'est la clé du succès. Une bonne supervision suppose d'instaurer la confiance, d'encourager une circulation accrue d'informations et de créer une culture commune.
D'où la proposition de choisir un seul siège (idéalement, Francfort) pour les quatre instances européennes (CERS et autorités). Il est temps que l'intérêt supérieur européen l'emporte sur les rivalités nationales ou sectorielles. Le regroupement facilite le recrutement des personnels, tout en réduisant les coûts de fonctionnement. Dans le même esprit, un second vice-président du CERS est créé qui serait, par rotation, le président d'une des trois autorités ; le comité mixte rassemblant les quatre instances est aussi renforcé.
Le troisième objectif est l'efficacité. Les gouvernements européens - qui, au plus fort de la crise, juraient "Plus jamais ça" - ont déjà repris leurs ciseaux pour tailler dans les compétences des trois autorités. Le Conseil européen avait d'emblée tranché dans le vif, affaiblissant par exemple la présidence du CERS en la retirant au président de la BCE.
Le 2 décembre 2009, le Conseil Ecofin a tant dilué le projet de la Commission que les quatre principaux groupes politiques du Parlement européen ont protesté ensemble publiquement, ce qui est rare. José Manuel Barroso et Michel Barnier ont aussitôt défendu les ambitions initiales de la Commission. Ainsi, il est crucial que les trois autorités européennes conservent le pouvoir de veiller à une application uniforme des règles, de concevoir des standards techniques unifiés, de jouer le médiateur entre des superviseurs nationaux en désaccord et, surtout, d'assurer la surveillance des groupes transfrontières de dimension européenne.
Dans ce dernier cas, les rapports banque et marché prévoient un rôle leader pour les autorités européennes, les superviseurs nationaux n'agissant plus que par délégation. La création d'un fonds de sauvetage des banques et de garantie des dépôts, financé par le secteur, est aussi proposée par le rapporteur du Parlement.
Naturellement, le travail des députés, à la suite de la crise financière, ne se résume pas à la supervision : une commission spéciale chargée de réfléchir aux conséquences de la crise a été créée, présidée par Wolf Klinz (ALDE, Allemagne) dont Pervenche Bérès (PS, France) est rapporteur. Une directive importante prévoit d'encadrer la gestion des fonds alternatifs (Jean-Paul Gauzes, PPE, France) ; d'autres visent à réglementer les produits dérivés (si peu contrôlés, qui s'échangent dans l'opacité) ou à revoir les exigences de fonds propres des banques ("CRD 3" et "CRD 4"). Un rapport récent sur la bonne gouvernance en matière fiscale prône l'échange automatique de données entre Etats membres (Leonardo Domenici, Parti démocrate, Italie).
La crise financière, comme la rencontre de Copenhague sur le climat, a mis en lumière une terrible carence : l'organisation actuelle du monde ne permet pas de régler des problèmes graves et urgents. La souveraineté des Etats - que les pays émergents opposent de plus en plus à nos demandes, comme à l'affirmation de nos valeurs - met en péril la survie de la planète. Il est étrange que tant de citoyens s'en accommodent, alors même que cette forme d'organisation politique est récente (cinq siècles au plus), contingente et inefficace. Nos enfants méritent mieux. Nous devrions nous atteler à bâtir une organisation mondiale de la finance ainsi qu'un gouvernement planétaire des questions climatiques, bref repenser l'ordre du monde, au lieu de rester prisonnier de nos schémas.
En attendant, la première priorité pour les Européens devrait être d'affirmer les principes de démocratie, de transparence et de respect de la diversité qui caractérisent l'UE. Si des instances comme le Financial Stability Board, le Comité de Bâle ou l'International Accounting Standard Board apportent des contributions utiles, leur légitimité est purement technique. Il n'est pas acceptable d'abandonner à ces organes inconnus des citoyens, travaillant dans une certaine opacité et dont le champ culturel est borné, pour l'essentiel, aux horizons anglophones, le soin de définir les normes comptables des entreprises ou de sceller le destin des banques mutualistes françaises. Alerter sur la fragilité du marché unique devrait être la deuxième priorité : si nous n'organisons pas une supervision au niveau européen, les entreprises seront cloisonnées en filiales, le marché des services financiers se fragmentera, au détriment de la croissance et de l'emploi. Un rapport britannique (Financial Services Authority, Turner Review, mars 2009) évoque cette perspective. Au moment où José Manuel Barroso et Michel Barnier font de la relance du marché unique une priorité stratégique, confiant à Mario Monti la mission d'en définir les conditions, il serait paradoxal de renoncer au marché européen des services financiers. Enfin, les Européens devraient évaluer de manière pragmatique ce qui "marche" et ce qui "ne marche pas" : quand l'UE est dotée d'institutions européennes solides, aux compétences claires, elle agit, elle est respectée.
Ainsi, la BCE sort de cette crise renforcée. En revanche, quand les Etats se contentent de vagues coordinations ou appliquent avec laxisme les règles qu'ils ont eux-mêmes fixées, l'UE se discrédite. Donner in fine au Conseil (voire au Conseil européen), comme les Vingt-Sept l'envisagent, un rôle dans des décisions délicates de supervision reviendrait à accepter le troc dont cet organe est coutumier : "Passe moi la TVA à 5,5 et je ferme les yeux sur ton secteur bancaire..." Une supervision efficace doit être sévère. Les défaillances graves du conseil des ministres dans la surveillance mutuelle des économies de la zone euro ou dans la coordination des politiques structurelles invitent à mettre la supervision à l'abri des arrangements de complaisance.
Quand il défend l'intérêt général européen, le Parlement est clairement un empêcheur de tourner en rond. Certains s'en émeuvent, mais il est dans son rôle, à l'heure où le traité de Lisbonne a renforcé ses prérogatives. Sans prétendre détenir "la" solution, les députés prennent leurs responsabilités en ouvrant un débat que gouvernements et lobbies entendent refermer. Les alarmes sur un éventuel retard sont vaines : notre ambition est d'aboutir au plus tôt.
Toutefois, si la montagne accouche d'une souris, les marchés exploiteront la faille et les citoyens se sentiront floués. Aussi, le compromis entre Parlement et Conseil devra-t-il au moins préserver le niveau d'ambition du rapport Larosière dont les auteurs eux-mêmes admettent qu'il constitue un minimum. Une clause de révision, dans trois ans, prévoit déjà des évolutions futures. Le président du groupe ALDE, l'ancien premier ministre belge Guy Verhoftstadt, prône une supervision unique, intégrée : les attaques contre la Grèce ont montré récemment la puissance du marché et les risques d'instabilité pour nos économies. Quant au risque de décrochage avec les Etats-Unis, rappelons que, pas plus à Washington qu'à Bruxelles, il n'y a de "numéro de téléphone unique". Pour aboutir, la réforme Obama doit passer aussi par le Congrès.
L'UE gagnera le respect des Etats-Unis - et du reste du monde - par son unité et son sérieux, sûrement pas en minimisant l'ampleur des changements à opérer. En 2009, chacun soulignait à l'envi la gravité de la crise. Trop nombreux sont ceux qui, déjà, semblent l'avoir oubliée. Sylvie Goulard est députée européenne (libéraux ALDE).
Article paru dans l'édition du 23.02.10